Un texte de Walter Benjamin
L’autre jour je relisais quelques pages de Sens unique de Walter Benjamin, intellectuel allemand qui vécut quelques années à Paris après avoir fui le nazisme. On doit à ce penseur de nombreuses réflexions sur la reproductibilité de l’œuvre d’art au XXe siècle, de belles lignes sur le charme des « passages parisiens » et d’intelligentes considérations sur l’opéra baroque allemand. Le livre Sens unique, lui, se caractérise par des textes très très courts dans lesquels Benjamin aborde tous types de sujet, nourriture comprise. Je me permets donc de partager avec vous le texte intitulé « "Augias" restaurant libre service » :
Ceci est la plus forte objection à la vie que mène un vieux garçon : il prend ses repas en solitaire. Manger seul rend facilement dur et sauvage. Celui qui a l’habitude de le faire doit vivre en spartiate pour ne pas tomber en déchéance. Les ermites, ne serait-ce que pour cette raison, ont eu une alimentation frugale. Car c’est seulement en communauté qu’on rend justice à la nourriture ; elle veut être partagée et distribuée, si elle doit profiter. Peu importe qui la reçoit : un mendiant à table enrichissait jadis chaque repas. Tout ce qui importe, c’est le partage et le don, et non la conversation mondaine en société. Mais il est étonnant, à l’inverse, de constater que la sociabilité devient instable sans la nourriture. L’offre d’un repas aplanit et réunit. Le comte de Saint-Germain restait à jeun devant des tables pleines et demeurait déjà de cette manière maître de la conversation. Mais là où chacun s’en va le ventre creux, arrivent les rivalités avec leur conflit.
