Soleil Vert ("Soylent Green")
J’ai des amis qui ont vu récemment pour la première fois Soylent Green (Soleil vert, en Français). C’est un film que j’ai toujours beaucoup aimé et je me dis que cela mérite un petit article. Et puis, lorsqu’on tient un blog gastronomique, voici un film qu’on se doit absolument de citer.
L’intrigue, on la connaît : suite à l’évolution technique des êtres humains, la terre est complètement dévastée. Règne une canicule permanente et aussi bien la faune que la flore ont été détruites. Ajoutez à ce cadre effrayant, une surpopulation impressionnante, ce qui pose un réel défi aux gouvernements : comment nourrir tout le monde ?
Désormais, donc, on mange des tablettes produites par le groupe Soylent qui existe en version « rouge », « jaune » et « vert » : trucs sans véritable saveur ni odeur et qui sont créées à partir de plancton… ou pas. Mais je ne veux pas vous dévoiler la fin du film – et puis peut-être la connaissez-vous déjà (et si tel n’est pas le cas, vite regardez ce film !).
Bref, je vous propose une scène très célèbre : celle où Charlton Heston a réussi à se procurer de vrais aliments (haricots, fruits et légumes, une bouteille de whisky et même un morceau de viande !) et les mange donc avec son « coloc », un vieux monsieur qui est particulièrement nostalgique de la nourriture d’antan. On observe donc un net décalage entre un vieillard qui retrouve les goûts de son enfance et un homme adulte qui découvre cela pour la première fois. Autre décalage : des aliments en très chiche quantité et très « humbles » mais qui donnent aux personnages l’impression de faire un véritable festin : on comprend combien la situation alimentaire de cette nouvelle société soit dramatique.
Le vieillard sort non pas l’argenterie, mais de simples couverts en inox qui sont tout aussi précieux dans un monde où l’on se sert rarement de la fourchette et du couteau et où l’on se contente très bien du plastique. Pour l’occasion spéciale que constitue ce repas avec de vrais aliments, se joint tout un art de la table, nouveau lui aussi. (ainsi, le vieillard garde les couverts en plastique et cède ceux en inox à son compagnon : cette courtoisie est un moyen de faire honneur à son ami et de mieux lui faire savourer ce moment exceptionnel).
Dommage juste que, lorsque le vieillard demande par un sourire à son compagnon s’il apprécie la feuille de salade, Charlton Heston lui répond par une moue peu convaincue...
Cette fois-ci ils sont au goût de Charlton Heston, mais c’est très amusant de voir qu’il se brûle en les mangeant, ce qui n’est guère surprenant puisque les tablettes Soylent se mangent à température ambiante et qu’il n’y a donc pas à faire attention à la température pour les avaler. Idem, on voit qu’il a du mal à tenir sa fourchette, sans doute car les tablettes Soylent se mangent facilement avec les mains. En 2022 donc, on n’ignore pas que le concept de « goût » (entendu au sens large et comprenant aussi l’aspect tactile avec la température des mets et l'aspect olfactif puisque Charlton Heston découvre que les haricots sentent bon) mais aussi les règles de base du repas pris en commun, impliquant accessoires spécifiques (les couverts) et rites codifiés comme celui de trinquer avec son compagnon.
Pendant ce temps, nous avons pu observer que le vieillard est au 7e ciel. On comprend très bien qu’il retrouve les saveurs de sa jeunesse.. et d’ailleurs voici une belle variation sur la « madeleine de Proust ». Toutefois, cette douce illusion a une limite et le personnage s’en rend compte lorsqu’il veut croquer sa pomme comme un gamin et que ses dents ne le lui permettent plus. Résigné, il s’arme d’un couteau… alors que de l’autre côté nous avons la preuve ultime que Charlton Heston mange une pomme pour la première fois de sa vie : il est incapable de faire la part des choses entre le fruit qu’il faut manger et le trognon que l’on jette.
Enfin, il est important de remarquer comment les seuls sons de cette scène se limitent à la musique en arrière-fond, le bruit des couverts et les vagues bruits que font les convives. Pour faire bref : les personnages ne parlent pas. Cela pourrait paraître surprenant, à première vue, puisque un bon repas va souvent de pair avec une agréable conversation et on aurait pu imaginer que les deux personnages commenteraient ce qu’ils avaient dans leurs assiettes. Au contraire, le metteur en scène a opté pour un échange de regards et de sourires, mais non pas de mots : la bouche, cet organe servant aussi bien à parler qu’à manger, est déjà bien occupée à savourer ces aliments et discuter avec l’autre ne pourrait que gâcher ce moment privilégié.