Une scène de repas chez Bukowski
L’autre jour, je lisais le livre Ham on Rye de Bukowski (Souvenirs d'un pas grand-chose, dans la traduction française).
Verdict : ce n’est pas mon livre préféré de cet auteur… mais il y a de bons moments et cette oeuvre permet de mieux comprendre la jeunesse de Bukowski/Chinaski.
Au chapitre 9, on trouve un moment dédié à la bouffe que j’aimerais partager avec vous. La traduction est de moi.. soyez indulgents.
Contexte : le personnage principal (qui est encore un gamin) vient de se faire battre par son père au chapitre 8. Au chapitre suivant, on le voit sortir de sa chambre pour se mettre à table et dîner.
Mon père parlait de son travail, comme toujours :
- J’ai dit à Sullivan de réduire la distribution à deux personnes et de se relayer pour laisser un homme à la maison. Personne ne se donne vraiment à fond au travail…
- Ils devraient t’écouter, chéri, dit ma mère.
- Excusez-moi, dis-je, s’il vous plaît, excusez-moi, mais je n’arrive pas à manger…
- TU MANGERAS, tu vas voir ! dit mon père. Ce plat, c’est ta mère qui l’a cuisiné !
- Oui, dit ma mère. Carottes, petit-pois et roastbeef.
- Et purée de pommes de terre avec de la sauce, dit mon père.
- Je n’ai pas faim.
- Tu mangeras toutes les cacarotes et les pipi-pois que tu as dans l’assiette ! dit mon père.
Il essayait de faire de l’humour. C’était une de ses blagues préférées.
- Chéri !, dit ma mère d'un ton mi-choqué, mi-scandalisé.
Je commençai à manger. C’était terrible. J’avais l’impression de les manger, eux, ceux en quoi ils croyaient, ce qu’ils représentaient. Je ne mâchais rien, j’avalais et c’est tout - pour m’en débarrasser au plus vite. Pendant ce temps, mon père disait que tout était très bon, que nous avions de la chance à manger cette nourriture excellente, que beaucoup de gens dans le monde et même beaucoup de gens aux Etats-Unis étaient pauvres et mourraient de faim.
- Quel gâteau as-tu préparé, chérie ? demanda mon père.
Son visage était horrible, les lèvres en avant, grasses et mouillées de plaisir. Il se comportait comme s’il ne s’était rien passé, comme s’il ne m’avait pas frappé. Quand je retournai dans ma chambre, je pensais : ceux-là, ce ne sont pas mes vrais parents, ils doivent m’avoir adopté et maintenant ils sont tristes de voir ce que je suis devenu.
Cette scène du repas revient à plusieurs reprises dans le livre. Je trouve ces passages particulièrement réussis et parlants. Cet extrait du chapitre 9 est le premier texte que je lis qui me montre de façon aussi claire à quel point l’acte de manger la nourriture de quelqu’un… revient en quelque sorte à en accepter les valeurs. Le personnage principal a beau être obligé de « gober » ce que lui racontent ses parents… il garde néanmoins le libre arbitre de ne pas mâcher – c’est-à-dire qu’il réduit au minimum le contact avec ces aliments-valeurs qui le dégoûtent : ce ne seront donc pas ses dents mais ses sucs gastriques qui décomposeront la nourriture…. Pour ensuite la réduire à l’état d’excrément à éliminer. L’ensemble des aliments-valeurs se limite à transiter dans le corps du protagoniste…. Sans vraiment le toucher.
Quand on connaît la vie de Bukowski ou la suite des aventures de Chinaski (ex dans Factotum), on voit à quel point les valeurs parentales n’ont eu aucune prise sur le jeune homme. Voici un exemple tout simple. Le père a toujours fait l’éloge du travail ? Chinaski/Bukowski ne gardera pourtant jamais longtemps un boulot.
Encore une fois, ce livre n’est pas mon préféré… Mais si vous avez aimé Factotum et Women, voici un autre texte à découvrir pour mieux comprendre l’univers de Bukowski.